C’est la première fois que j’ai peur en courant en montagne. J’avais bien connu le stress de passages techniques, l’appréhension de la chute, mais jamais rien de bloquant, juste ce sentiment qu’il ne faut pas déconner à ce moment, être pleinement concentré, et laisser parler le corps, sa coordination, son instinct. Mais hier, sur l’Ultra Tour du Beaufortain, ça ne s’est pas passé comme ça. Sentiment étrange.
Départ à 4 h pile de la base de loisirs de Queige. Pas de chichis, pas de discours lénifiant, pas de feu d’artifice, pas de musique galvanisante, on est bien dans une organisation à l’ancienne, associative, qui n’a pas cédé aux sirènes du marketing. On est bien, comme diraient les Belges. Nous bénéficions d’un peu moins de 2 km de sentes forestières pour étirer un peu le peloton. J’économise ma frontale en bénéficiant de l’éclairage des autres participants : toujours économiser toutes les ressources, y compris celles du corps, dès que l’on peut. Il y a quand même 111 km et 7200 m de dénivelé positif, et autant de négatif (deux modifications de parcours dues aux prévisions météorologiques incluant des orages dans l’après-midi), à se cogner en moins de 30 heures. Il ne s’agit pas de s’exciter pour le moment.
Les premières vraies pentes arrivent, d’abord sur route, puis sur sentiers. Un premier goulet d’étrangement se forme, il faut patienter. Une partie des coureurs double hors sentier en coupant dans un champ, bravo, bon esprit. Je subis quelques bouchons, mais pour une fois sans pester. Je sais que la route sera très longue, et normalement je ne suis pas à 5 mn près, même si je suis assez loin de mon meilleur niveau, je devrais quand même avoir un peu de marge sur les barrières horaires. Je laisse donc passer ces temps d’arrêt sans stresser, et monte à un rythme que je limite volontairement à 850 m/h dans cette première partie, oscillant plutôt entre 700 et 800. Objectif : monter tranquillement, ne pas puiser. Le ratio dénivelé au kilomètre de cette course est vraiment velu, il ne s’agit pas de se flinguer les jambes dans la première partie.
Au sortir des bois à 1650 m d’altitude, je prends un verre d’eau au point d’eau ; j’emporte avec moi 1,6 l d’eau, sachant que le minimum obligatoire est de 1 l. Je trouve ça extrêmement réduit vu qu’il peut se passer plus de quatre heures entre deux ravitaillements. Je range ma frontale : le jour point. C’est magnifique, nous évoluons sur des sentes de plus en plus techniques qui nous mènent au Pas de l’âne. Sur notre gauche, le soleil se lève. Instant de plénitude. Passage au premier point haut (2317 m) en 2h40, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Nous basculons dans la descente, et comme attendu c’est technique – des sentes ravinées, des blocs, des rochers, le tout très raide. Il faut être très attentif, et je le suis : la première centaine de mètres se passe parfaitement, et puis soudain, dans un enchaînement plus rocheux, mon pied droit raccroche. Ça arrive de temps en temps, et généralement, on se rattrape par une figure plus ou moins artistique. Mais là, non. Je pars en avant dans la pente dans un vol plané pendant lequel je me vois déjà héliporté dans quelques dizaines de minutes, en miettes. J’atterris entre deux blocs rocheux, genou gauche en premier. Quelques secondes se passent… Je suis un peu sonné, mais a priori, rien de grave. Je me relève, ceux qui me suivaient s’enquièrent de mon état, je vérifie que je n’ai rien perdu dans la chute, et repars au ralenti.
La douleur au genou s’estompe au fil de la marche, par contre ça saigne abondamment, une nouvelle fois (troisième chute où je m’abime les genoux cette année). Je me fais dépasser par des wagons de coureurs. Je n’arrive pas à reprendre une allure normale, je n’arrête pas de revoir ma chute. Heureusement, un peu plus bas, des sentiers un peu plus courables se présentent, et je peux courotter de nouveau, rien de follichon, mais c’est mieux que la marche. Mais dès que ça redevient un peu technique, je suis à l’arrêt. Je déteste ça. La descente jusqu’au ravitaillement du Planay me semble durer deux éternités (3h38 de course, 18,8 km). Je me ravitaille de manière rapide et efficace, râlant un peu sur l’exiguïté de l’espace par rapport au nombre de coureurs présents – ça se bouscule un peu. Et c’est parti pour la seconde ascension.
Le début est raide, en sous-bois, puis un peu de piste, puis nous débouchons et finissons plus ou moins hors-sentier (nouvelle section de cette édition) pour atteindre un point haut via un névé. Ce final est sauvage, magnifique. En montée je n’ai pas de souci, je me sens plutôt bien, même si le genou gauche sur lequel j’ai atterri couine un peu. Et puis c’est le drame, comme diraient les journalistes de documentaires d’investigation : un énorme pierrier nous attend pour le début de cette descente. J’adore ce genre de section habituellement, mais là de nouveau je suis à l’arrêt, de peur d’une faute qui me mènerait à la chute. Les coureurs me doublent de partout, je perds des dizaines de places, et surtout je ne prends aucun plaisir, à assurer chacun de mes pas. Le pierrier quitté, je rappelle un groupe d’une dizaine de coureurs qui partent tout droit alors qu’il fallait bifurquer à droite ; il faut dire que j’ai trouvé, parfois, que le balisage était un poil léger, notamment lors de gros changements de direction.
La suite de cette descente, en alpage bien raide, ne m’aide pas davantage, d’autant plus qu’il se met à pleuvoir. J’enfile la veste, la casquette, et notre environnement se mue pour devenir plus énigmatique, onirique presque. Tout est toujours magnifique, d’autant que nous entrons dans un vallon lézardé de torrents, de cascades, de laquets, mais l’ambiance est radicalement différente. Un col, une petite remontée, et c’est parti pour la descente vers le deuxième ravitaillement, toujours au ralenti, toujours à perdre des places par dizaines. Les sentiers sont encaissés, ravinés, rocheux à tendance ardoisière, glissant évidemment. En temps normal, j’aurais adoré cette section ; aujourd’hui, je la subis comme je subissais mes cours de sciences nat’ en terminale (coucou Mlle Geoffroy, j’espère que vous vous souviendrez de ces zéros sur nos bulletins de notes lorsque nous oubliions nos livres alors que dans notre dos 10 kg nous accompagnaient quotidiennement).
Bref. Barrage Saint-Guérin, 33 km de course, une belle pluie soutenue (boarf, une légère ondée diraient les Bretons, juste de quoi se rafraîchir), et les aboiements aigus de notre petit Pyrite pour m’accueillir. Sandrine est là, avec nos deux monstres, ainsi que Guillaume (qui est aussi un monstre, en témoignent ses 3 heures zéro zéro sur marathon cette année, à un âge que je ne me permettrai pas de divulguer, mais qui navigue quand même entre 53 et 55 ans, les connaisseurs apprécieront). Ça fait sacrément chaud au cœur, pas que j’aie froid, mais quand même ces dernières heures à passer en boucle « tu sais que t’as failli finir à l’hosto là ? » dans ma tête ne m’aident pas à être parfaitement serein. Un morceau de pizza détrempée, un Orangina, le ravito, un bisou, quelques centaines de mètres à raconter des conneries avec Guillaume, et c’est parti pour une ascension pour le moins humide.
Direction donc le Col du Coin, troisième point haut de cette balade, via des monotraces, des minuscules bouts de route, de la piste 4×4 puis un long monotrace herbeux et rocheux sur le final. Au-dessus de tout ça, un ciel plombé, gris à souhait, crachant ses molécules d’eau par millions (milliards ?). Pour un peu on se croirait dans les Ardennes, nonobstant les 800 mètres de dénivelé à se taper. Ben oui, le point culminant des Ardennes, c’est la Croix Scaille à 504 m d’altitude, ne me remerciez pas pour l’instant culture, c’est gratuit. Sous la pluie, cette ascension est donc boueuse à souhait, pas la peine d’essayer de marcher sur les côtés, autant passer tout droit en plein dans l’eau qui coule, au moins il y a un fond de gravier qui accroche un peu. Bien ravitaillé, cette montée passe bien, je rattrape quelques coureurs, croise des randonneurs avec qui j’échange quelques mots, dont l’un qui, hasard de la vie, s’appelle Emmanuel et est né en 1975, comme quoi, en cherchant un peu, on peut trouver des gens de valeur sur cette planète pourrie.
Le final du Col du Coin se fait au milieu des superbes vaches locales, et surtout de leurs bouses, qui glissent au moins autant que la boue. La pluie n’est plus continue, et par endroits le sol a même déjà un peu séché, offrant des appuis moins hasardeux. Ouf. Sommet. Bon, maintenant il faut descendre. Les 200 premiers mètres de dénivelé se sont sur cette terre shisteuse, résidus de roche abrasée par le passage et l’érosion naturelle, et autant dire qu’avec les seaux d’eau tombés récemment, ce n’est pas le terrain le moins glissant au monde. Cependant, il y a pire. Je ne me fais peur qu’une fois ou deux avant de parvenir dans ce long vallon menant au troisième ravitaillement. Normalement, nous devrions nous trouver un peu plus à droite, au pied des falaises, mais les prévisions orageuses en ont décidé autrement. Vous savez quoi ? Tant mieux. À notre droite à environ 1 km, la Pierra Menta est campée au milieu d’une série de barres rocheuses impressionnantes ; autour de nous, ce vallon descendant formé d’alpages. C’est magnifique, grandiose, je voulais absolument découvrir cette zone que je ne connaissais pas. C’est chose faite.
Troisième ravitaillement : refuge de quelque chose (Presset ?), où une nouvelle fois je suis efficace. J’y croise Virginie, qui a dû me dépasser dans la descente, et qui me fait signe qu’elle n’est pas au mieux de sa forme. Ça ne l’empêchera pas d’arriver au bout en 26h40, quelque chose comme ça. Bravo. Et c’est reparti par un peu de piste 4×4, et vous savez quoi ? À cet instant de la course, je rêverais de finir le parcours sur ce genre de terrain, ou même mieux : du bitume. Du bon bitume des familles, pourquoi est-ce qu’on ne recouvre pas tous ces sentiers de montagne d’un bon ruban noir bien propre, hein ? Mais non, la nature, l’écologie, tous ces concepts dépassés, pfff.
Et là, le pompon arrive : sur cette piste 4×4, après le passage d’un radier, on bifurque à gauche brusquement (je rappelle deux coureurs qui partaient tout droit, pas évident de voir la flèche…). Et nous voilà partis pour 500 m d’une section pour le moins… chaotique. Nous évoluons en bordure, ou dans le torrent, gonflé par les pluies de ces dernières heures, de bloc en bloc, accrochés aux buissons, glissant sur les rochers… Un vidéaste du bêtisier du Nouvel An aurait été bien inspiré de se poster ici. Le pire est que ce « sentier » est balisé GR, sentier de Grande Randonnée donc, ceux qui sont censés être accessibles à tous pour traverser les plus belles régions de notre charmant pays. Bonne chance les mecs avec sacs de 35 kg à la descente.
Bon, une petite blague avec le monsieur qui nous surveille au bas de cette descente (il portait un parapluie, et de loin, j’ai cru que c’était un fusil, faut pas demander mon état de lucidité à ce moment, je lui ai donc demandé si c’était pour abattre les retardataires), et c’est parti pour, vous savez quoi ? Une montée – bien joué. Bon, là, faut pas se mentir, je suis à 3 à l’heure, guère plus. De nouveau on me double, sauf que c’est en montée cette fois. Je plafonne à 500 m/h, autant dire pas grand-chose. À notre gauche le lac de Roselend avec son barrage nous nargue : les dizaines de minutes passent mais il est toujours là, immobile. Au point haut, une solide équipe de quatre personnes me pointe. Petit échange avec le monsieur du coin qui m’indique 6,6 km et 220 m D+ jusqu’au Cormet (il avait presque raison), et bizarrement il n’a pas rigolé quand je lui ai dit « c’est joli ici, mais bon, ça ne vaut pas la Chartreuse ». Ils n’ont pas le sens de l’humour les locaux.
Allez, direction le Cormet. Honnêtement, ça fait un moment que je sais que j’arrêterai ma course ici. L’absence de plaisir, les idées de chutes qui tournent depuis ce matin, la progression à deux à l’heure, l’idée de la nuit qui arrive, mes névromes de Morton de plus en plus douloureux – j’ai un esprit assez (trop) cartésien et la balance points positifs/points négatifs a depuis très longtemps basculé du mauvais côté. Une dernière chute, sans gravité, dans un goulet humide (tiens, aurait-il plu ?) en ardoise me permet de valider mon arrêt : manque de lucidité, entraînement spécifique (dans du très technique) insuffisant, ne poussons pas le bouchon trop loin.
Je retrouve le super duo Sandrine/Guillaume au Cormet. Évidemment, ils cherchent, surtout Guillaume, à me remettre sur les rails pour poursuivre l’aventure. Bien sûr, j’ai de la marge sur les barrières horaires, la seconde partie de parcours est moins difficile, le temps s’annonce meilleur. Mais ça va être la nuit, chaque mètre un peu technique me fait flipper, ça fait des heures que je m’emmerde à ne pas avancer, alors bon ? Je prends quand même soin de faire un bon ravito, malgré l’absence de pâtes, je me change, puis je ressors. On papote avec Sandrine et Guillaume trente minutes près des bagnoles, puis je vais rendre mon dossard, sans aucune amertume. Des coureurs repartent alors qu’un bénévole annonce trois minutes avant la fermeture du ravitaillement ; je ne sais pas s’ils sont arrivés au bout (500 Finishers sur 706 au départ), mais je leur tire mon chapeau pour leur volonté à aller de l’avant.
Alors, quel bilan ? Un abandon, ce n’est évidemment pas positif. Ce n’est pas le premier, ça ne sera pas le dernier. Mais celui-là, je le vis parfaitement bien. Je n’étais pas à la hauteur, tout simplement. Pas assez d’entraînement spécifique dans des environnements très techniques, aucune épreuve de distance intermédiaire (45-65 km), seulement un an d’entraînement sérieux après 6-7 ans de coupure. L’Ultra Tour du Beaufortain est magnifique, mais il faut être vraiment préparé pour le terminer. J’étais trop juste. En termes de difficultés, je le mettrais aux côtés de l’Andorra Ultra-Trail version Mitic, la course de l’ancienne équipe évidemment, je n’ai aucune idée de ce que proposent les nouveaux organisateurs, et je ne veux pas le savoir, étant donné les conditions dans lesquelles ils ont détruit l’ancienne organisation.
Et puis il y a eu cette chute, ces doutes, que je n’avais encore jamais connus. Une peur viscérale de tomber de nouveau, de me faire très mal, une peur totalement inhibitrice qui m’a empêché de dérouler ma foulée habituelle. Il va falloir que je conquière de nouveau ces terrains complexes, cette fine crête entre plénitude et danger, cette zone qui attire tous les coureurs de montagne. En attendant, je vais terminer ma saison avec des trails courts histoire de poursuivre sur ma lancée de la reconquête de mon corps.
Bravo, carrément, à tous les Finishers. Et un petit appel à l’organisation : mettez des caméras sur les descentes techniques, je veux absolument voir comment les types qui finissent en 14h13 font pour descendre ces portions ultra-techniques. Ça me parait surréaliste. En tous cas, bravo pour votre gestion de la sécurité, j’ai été très impressionné par le nombre de points intermédiaires, et par le dispositif aux points hauts et sur les zones les plus dangereuses.
Bonne récup à tous, et merci à mes supporters de choc !