Je viens de terminer Johnny s’en va-t-en guerre de Dalton Trumbo. C’est sans doute le roman antimilitariste le plus célèbre, à la fois pour son contenu, son auteur, et le contexte dans lequel il est sorti. Je vous dirai deux mots de tout ceci sans trop m’appesantir, mais en ce qui concerne le roman en lui-même, on peut dire qu’en effet, l’auteur n’y va pas avec le dos de la cuillère. C’est dur, à la fois par le contenu et par le style, et pourtant, il n’y a pratiquement pas de scène de guerre. Alors comment fait Dalton Trumbo pour jeter ce regard si glaçant sur la guerre ? On va voir ça tout de suite, et sans spoilers, comme d’habitude.
Johnny s’en va-t-en guerre nous propose de passer un long moment dans la tête de Joe Bonham, un jeune Américain qui a été envoyé au front comme deux millions de ses compatriotes lors de la guerre 14-18. Et comme 200 000 autres, Joe est blessé, salement. Mais son cas est très particulier, et nous allons suivre son errance médicale sur plusieurs années, une errance entrecoupée de souvenirs de sa vie d’avant. À la pêche quand il était enfant, au travail à la boulangerie ou sur des voies de chemin de fer, avec sa petite amie… Joe se souvient de tout ce qu’il a pu faire, et nous, nous ne pouvons que constater tout ce qu’il ne pourra plus faire. Le contraste est saisissant, de plus en plus alors que le roman s’achemine vers une fin tragique qui laisse Joe et le lecteur entre rage et désespoir.
Et ce roman a beau être pratiquement dénué de scènes de guerre – je crois qu’il n’y en a que deux, et qui ne s’étalent pas sur des pages et des pages –, il n’en est pas moins glaçant. Je dirais même qu’il fricotte avec l’horreur, une horreur psychologique, proche du cauchemar et de ce sentiment de petitesse, d’isolement, d’enfermement, de ne plus pouvoir bouger, ni crier, ni même communiquer, qu’on ressent parfois dans les brumes du sommeil. On a alors envie de se réveiller de ce cauchemar et de laisser Joe à son triste sort. Seulement voilà, on est happé par cette lecture et on se doit d’aller jusqu’au bout.
Évidemment, nous ne recevons pas tous les livres de la même manière. Pour moi, Johnny s’en va-t-en guerre a fait l’effet d’une grande claque dans la figure. Dans l’introduction écrite par l’auteur en 1959, Trumbo évoque l’imperfection de son ouvrage, des changements qu’il aurait pu apporter a posteriori par-ci, par-là. Et puis il écrit quelque chose de très beau : « C’est […] un livre qui a vingt ans de moins que moi et j’ai tellement changé alors qu’il n’a pas bougé. Oui bien aurait-il changé ? […] Le sens qu’il prend aujourd’hui répond aux conceptions de chaque lecteur. Or chaque lecteur se distingue superbement de son semblable, et chacun d’entre eux est soumis à des changements. Je l’ai laissé tel quel afin de voir ce qu’il était. »
Et ce qu’il est, c’est certes un roman imparfait, avec quelques longueurs et écarts, quelques répétitions, mais c’est surtout comme je l’évoquais un cri. Un cri de rage, d’impuissance. Un cri contre l’absurdité de la guerre, parce que bien sûr ce livre transpire l’antimilitarisme. Attention, ce n’est pas un pamphlet contre les militaires, mais plutôt contre la notion même de guerre, de ces millions de morts et mutilés pour des lignes sur une carte, pour des ressources, pour des manières de concevoir le monde, pour des idéaux. Dans la même veine, j’avais déjà lu À l’ouest rien de nouveau d’Erich Maria Remarque, J’avais deux camarades d’Hans Peter Richter, L’adieu aux armes d’Ernest Hemingway, La peau et les os de Georges Hyvernaud, tous des romans qui dépeignent eux aussi l’absurdité de ces jeunes hommes déchirés physiquement et mentalement par des conflits qui les dépassent. Dans Johnny s’en va-t-en guerre, j’ai aussi retrouvé un peu du Déserteur de Boris Vian – « Monsieur le Président
Je vous fais une lettre
Que vous lirez peut-être
Si vous avez le temps
Je viens de recevoir
Mes papiers militaires
Pour partir à la guerre
Avant mercredi soir
Monsieur le Président
Je ne veux pas la faire
Je ne suis pas sur terre
Pour tuer des pauvres gens »
Ce roman, c’est aussi un style très particulier qui ne peut pas convenir à tout le monde. Trumbo tord la grammaire et surtout la ponctuation, son phrasé semble se raccrocher au trouble de Johnny et nous contraint à un rythme pénible à suivre, dans un seul souffle, il nous empêche de reprendre notre respiration, il nous prend à la gorge. Si on parvient à ne pas perdre pied, cette particularité, ainsi que la structure non linéaire du roman, un peu comme des bulles de souvenirs qui hantent un présent qui n’a que ça à faire, renforcent cette impression d’être aux côtés de Johnny, d’éprouver un peu de ce qu’il éprouve. De souffrir avec lui.
Johnny s’en va-t-en guerre est sorti au début de la Seconde Guerre Mondiale, puis il est revenu sur le devant de la scène pendant la Guerre du Vietnam. Dalton Trumbo était un homme important dans l’Amérique des années 40, il a sévi à Hollywood comme scénariste, et il a même porté son livre à l’écran en 1971, recevant le grand prix spécial du jury à Cannes. Trumbo a fait un an de prison pour avoir tenu tête à la commission des activités anti-américaines dans les années 50, à cause de ses convictions et de ses positions tranchées sur les guerres menées par les États-Unis.
Johnny s’en va-t-en guerre paraîtra illisible à certains, long et ennuyeux à d’autres ; pour moi il a été saisissant. Je le conseillerais à ceux qui s’intéressent aux choses de la guerre, mais surtout à la psychologie, aux questions de l’identité, de l’humanité, et qui n’ont pas peur d’embrasser un style particulier ni de se retrouver plongé dans un cauchemar immobile.
Bonne lecture, et profitez de ce que vous êtes.
Bonjour Emmanuel.
Toujours friand de tes commentaires .
Bien amicalement
Laurent
Merci Laurent, ça fait plaisir de te savoir quelque part dans les parages, numériquement en tous cas !